Un débat de canalisation nationale est toujours difficile. S’y ajoute la complexité des cibles de convergence, les plus urgentes étant, avec ou sans troupes étrangères : contre le terrorisme et les violences intergroupes, et pour la justice. Il nous faut exhiber, sans honte, notre dilemme et, imaginer des ruses (stratégie), et en consentir les sacrifices pour le dépasser. Autrement, nous serons plus objets que sujets du jeu de rôle sécuritaire au Sahel, quelles que soient les apparences.
Considérations de base
1 – C’est une erreur de faire croire qu’en remplaçant la France par l’ONU, les USA, la Russie, la Chine ou autre, comme on entend çà et là, on aurait avancé dans notre quête de souveraineté. Toutefois, ce pourrait être une tactique de déconstruction de la toute-puissance de la France dans notre pays, si telle est l’option. Les cas de Mayotte, de la Nouvelle Calédonie, du rattachement de la Crimée à la Russie par un référendum en 2014, etc., montre la complexité et la pluralité des approches anti-impérialistes d’émancipation ; en tant que valeur, il n’est pas d’expression universelle. Son accolement traditionnel à un pays en particulier est commode (indique l’indispensable « ennemi »), mais brouille son appréhension moderne et le fait intimement côtoyer l’anti-Pays (ex. anti-France), malgré les récusations formelles.
2 – Croire que la France officielle nous aide simplement par sympathie humanitaire vis-à-vis d’un « pays pauvre » est naïf et globalement reconnu comme tel, au moins par l’élite formellement instruite. Seulement, cette naïveté est profondément et largement ancrée au niveau des couches populaires, sujets et non pas seulement objets de notre actualité. Nos rues et nos relations aléatoires, au hasard des rencontres, nous imposent une ambiance de mendicité et de quémande avec pour trait principal, la spontanéité et le désintérêt de l’aide et du secours. Que l’on soit « donneur » ou « bénéficiaire » cela structure l’esprit de la même façon parce que, selon les circonstances, nous sommes tous et chacun, tantôt l’un, tantôt l’autre. Ainsi, nous transposons la spontanéité et le désintérêt compatissants à nos relations nationales d’avec les pays plus « riches » que nous, dont la France. Cette naïveté n’est donc pas à « oublier » dans nos calculs de forces, dans nos ruses et stratégie d’émancipation. C’est un « puits » à combler par du travail, et non de la culpabilisation ou du mépris, pour venir à bout de l’inertie à plus ou moins grande échelle qu’elle induit, inévitablement.
3 – Enfin, croire que le Mali n’a pas eu intérêt dans l’opération Serval ou n’en a pas dans Barkhane (et dans toutes les autres opérations internationales sur son sol), ou que le Burkina n’a pas intérêt dans l’implication actuelle des forces étrangères dans la lutte contre le terrorisme au Sahel est une faute (défaut) de stratégie, une grossière paresse face à la complexité et au désarroi sécuritaire. Les suspicions de cachotteries, voire de double-jeu exprimées après chaque revers sont, peut-être, utiles pour demander toujours un peu plus de nos « partenaires » mieux équipés. Mais quand on écarte les libres supputations et suit les résultats des vérifications des informations (factchecking) qui les fondent, il n’en reste plus grand-chose. Le trop-plein d’anti-« impérialisme français » (AIF) actuel, pour légitime qu’il puisse être, est plus au dénominateur qu’au numérateur de nos brûlants dossiers : plus il monte, plus le résultat tend vers zéro. Et ça, c’est à nous de voir et d’en tirer les conséquences tactiques. Par exemple, ce n’est pas en exacerbant des hostilités contre la France qu’elle nous enverra facilement ce que nous en attendons, relativement au dossier Norbert Zongo ! Vis-à-vis d’un débiteur, il y a, toute autre condition étant égale, des obligations implicites d’égards, en fait de tactiques, sous peine de compliquer le recouvrement de la dette.
Cela étant…
L’AIF possède, désormais, un autre « pied » dans le Sahel. Sincères, légitimes ou pas, peu importe ! Le constat, c’est que des organisations terroristes s’en réclament et élèvent son expression à un niveau radical d’exclusion et de violence. D’où un besoin de discrimination sans équivoque et définitive de cet AIF terroriste, pour ne pas faire le jeu de forces obscures dans l’induction ou l’exacerbation des conflits sociaux et intergroupes. Cela annihilerait tout effort de mobilisation nationale souveraine autour de nos dossiers brulants dont le terrorisme. Notre pays a de longues traditions de luttes AIF, à travers ses régimes, partis politiques et organisations de gauche, jusqu’aux sceaux nationaux dont le Ditanyè. Après un reflux dans le débat public depuis le Front populaire, cet AIF a repris du poil de la bête à la faveur du renouveau sankariste des années 2010 et la relance, depuis 2016, des journées anti-impérialistes. Ce n’est pas nouveau à proprement parler. Mais l’année 2019 aura été, depuis la chute du CNR, celle de l’AIF décomplexé, exprimé par des politiciens au pouvoir et des personnalités publiques non connotées gauchistes ou assimilés. En France même, cet AIF trouverait des échos non-négligeables, impossibles à étouffer via les Gilets jaunes, La France Insoumise, etc. Idem en Europe, dans des pays comme la Belgique et l’Italie, entre autres.
Tout cela commence à sérieusement mousser et semble contribuer à faire « jouer » les lignes. Il fut un temps où l’on ne « convoquait » pas pour clarification : on faisait tomber, parfois, avec assassinat. On ne sait pas comment et dans quels sens vont continuer à « jouer » les lignes, à quels conditions et coûts ? Ce qui est sûr, nous devons en être des sujets rusés et non des objets pour permettre à nos pays de franchir des paliers. Mais tel qu’exprimé, l’AIF actuel paraît vide (ou dissociée) de stratégie circonstanciée pour faire du résultat national. Cette expression reste binaire, incapable d’absorber suffisamment de nuances et de ruses, exclut ce qui est difficile ou impliquerait sacrifice dans l’immédiat. Ce sont les proclamations de principe, les « téméraires » discours AIF, le panafricanisme tout-venant dont celui des « je suis xénophobe, y a quoi ? » des années « ivoirité », etc. qui ont le vent en poupe et recouvrent presque tout de leur brouhaha. C’est populaire (apparemment) et, émotionnellement, ça donne des sensations agréables à l’image d’un gain de match. Tout cela ne renvoie-t-il pas à un effet flamboyant ? cet arbre qui porte, à un moment de l’année, de belles fleurs rouges irrésistibles de beauté mais dont les fruits, quand il y en a, ne sont que de vulgaires gousses plates et brunes, sans autre intérêt que de reproduire du flamboyant.
Comprendre notre dilemme
Au temps où il y avait encore du bois et des champs de case de maïs jaune dans le Sahel (avant les années 1980), à la récolte, un grand feu de bois était allumé au milieu des concessions où n’importe qui, les passants y compris, pouvait faire griller son maïs. Quand le brasier est trop ardent, les grains de maïs éclatent dans des salves de crépitements et, en un « clignement d’œil », le tout paraît bien grillé. Mais à la consommation, le goût reste celui du maïs non-grillé, non-agréable à la « bouche » avec des risques de ballonnements ou de diarrhées. Lorsque le maïs est grillé à feu doux, en l’occurrence, sous les cendres « fumantes » du brasier, cela se passe presque sans crépitements, prend plus de temps, mais on obtient un très bon résultat, sans le moindre risque de voir cramer son maïs ; il est alors flexible et on peut le casser en trois d’un seul coup. Les grains sont agréables à la « bouche » et sans risque gastrique ; et les aînés en profitent pour « tracer » des sentiers ou des routes du beau village paternel.
Le choix paraît simple, mais il arrive que l’on carbonise tout ou partie de son maïs, ou que l’on traîne à vide devant un foyer où le feu sous cendres est insuffisant pour griller quoi que ce soit. Pour dépasser ces deux risques (surmonter le dilemme), il faut se donner les moyens d’une surveillance et d’un contrôle étroits, à la fois du brasier ardent et du maïs au feu ; l’objectif n’étant pas d’entretenir ou non un brasier, mais de bien faire griller son maïs.
A la suite de l’insurrection et événements subséquents, comment entretenir ou « recharger l’esprit [de lutte] dans les esprits sans les surmener, les griller ou les faire exploser »[i], comment progresser par auto-déterminations parcellaires à capitaliser, sédimenter et ainsi de suite ? On ne saurait monter indéfiniment les enchères AIF et assimilés ! A un moment ou à un autre, il faut, soit adjuger, soit y surseoir (ou option intermédiaire). Mais ces options ne sont pas tenues par les mêmes acteurs, pour cause d’écartèlement de notre ambition nationale. Pendant que le président français tente de récupérer le marteau d’enchères pour imposer un timing, il nous appartient d’être pleinement sujet national, non écartelé, dans le jeu de rôle en cours.
Objet ou sujet du jeu de rôle ?
En prenant brutalement la main et nous renvoyant, de fait, au rôle d’objet, le Président français et les français qui le soutiennent (sur le dossier Sahel) jouent leur rôle. Ça passe mal, mais dans les questions sécuritaires au Sahel, c’est ainsi qu’ils nous voient sincèrement, hors convenance diplomatique. Et il est fort probable qu’ils obtiennent tout ce qu’ils souhaitent de nos dirigeants qui, en interne, sont globalement laissés à eux-mêmes, peu soutenus dans leur quémande de mobilisation nationale (sociale et politique). En cause, pour le Burkina, un gap irrévocable de légitimité, relativement aux attentes de notre récente « belle histoire », et un refus politicien de se concéder, entre « baobabs », tout ce qui pourrait être (politiquement) capitalisé pour des élections.
Lorsqu’on suit les dernières déclarations et interviews, après la mort des treize militaires au Mali, l’objectif central de la présence militaire de la France dans le Sahel semble être, « empêcher la mise en place d’un nouveau califat terroriste » à partir duquel pourrait se préparer confortablement des attentats contre l’Occident, en premier lieu, la France[ii]. Les calculs et intérêts économiques, implicites, s’y subordonneraient pour le moment, n’ayant pas forcément besoin de stationnement et d’engagement militaires aussi explicites. Il reste à y comprendre, et ce n’est pas le moindre, les rôle et statut qu’elle assigne au complexe MNLA et à Kidal. Sous cette hypothèse, tout paraît clair, car, cet objectif est bien tenu, pour l’instant, et tant qu’il en sera ainsi, nos partenaires étrangers n’iront plus trop loin. La mise en branle de leurs « quincaillerie » et personnel restera circonstanciée, quoique cela nous en coûte, parce que cela en coûte à leur Princesse qui en coûte à leur peuple, par exemple, soumis à une pression fiscale de 48,4% du PIB contre 17,2% en 2018 chez nous. Si nous ne voulons pas rester objet du jeu, nous devons assumer le reste du chemin. Chaque fois qu’un groupe terroriste est anéanti, par ou avec l’aide de qui que ce soit, c’est a priori un gain pour notre sécurité. Une aide ne saurait être un problème, encore moins « le problème » pour nos pays ! C’est son usage, par nous, qui en ferait une structure de notre dépendance ou un tremplin d’échappement progressif. À nous de « ruser » avec ce qu’on nous donne, nous prête ou nous loue pour réaliser nos objectifs différentiels ou complémentaires.
Les Autochtones d’Amérique et les Aborigènes d’Australie étaient certainement courageux et déterminés, et leur résistance face à l’envahisseur européen était juste. Nos ancêtres, en Afrique, étaient certainement courageux et déterminés face aux esclavagistes et aux colonialistes divers, et leur résistance était juste. Dans les deux cas, cela n’a pas empêché qu’ils soient exterminés, asservis, vendus et leurs territoires colonisés et occupés, y compris définitivement. On peut en dire autant de la lutte et du sort des héros africains, à tout propos invoqués sans traits de leçon de leurs défaites (malgré leurs mérites), sans inspiration ad hoc de stratégie souveraine face aux défis du moment, différents des leurs. Ni le courage et la résolution, ni la justesse d’une lutte n’ont suffi à déterminer une quelconque victoire. La luttes anti-terroriste et AIF ne fera pas exception si, en termes de stratégies, nous en restons à des baïonnettes dans des tranchées quand les autres sont hors sol avec des drones, via satellites. Le principe de la restitution du patrimoine culturel africain à l’Afrique a été obtenu par de l’intelligence et du travail et non par de furieuses exaltations AIF ; le Général Giap n’a pas gagné à Diện Biên Phủ par des Yuyu ! il a compensé le sous-équipement de ses troupes par un agencement rusé de sacrifices et de contre-intuitions (qui étaient connues, sans jamais être livrées sur la place du marché).
Du nécessaire couplage ‘courage-responsabilité’
La nécessité du couplage ‘courage-responsabilité’ tend à se brouiller et à se perdre entre les « tond nina poukamè » (nos yeux sont désormais ouverts), les ‘antennes directes’ sans le « compas à la bouche », les facilités offertes par les médias en ligne et les réseaux sociaux. La force sociale est un feu qui possède sa propre intelligence (et dynamique), et qui en exige pour son contrôle et sa manipulation, son allumage aussi, particulièrement en situation d’adversité. C’est ce que montrent les violences du milieu du XXème siècle ; l’échec au pouvoir des communistes qui n’en restent pas moins convaincus d’être sur l’unique bonne pente de l’Histoire ; la remontée actuelle, « à contre-courant », du néofascisme aux Amériques et en Europe, le terrorisme, également « à contre-courant » de l’intuition de l’Histoire humaine, etc. À une moindre échelle, c’est ce que montrent, également, la lutte de 1979 sur le campus de Ouaga, l’insurrection et la résistance populaires de 2014 et 2015. L’expression nue d’un courage est une victoire sur la peur, et elle est gratifiante.
« Les tièdes, les hésitants, les craintifs n’ont pas ce courage qui donne tant de plaisir. L’intensité émotionnelle est si grande qu’elle nous aveugle, notre croyance est si forte que nous ressentons clairement notre bonne foi, ce qui nous mène à penser que ceux qui ne sont pas d’accord sont forcément de mauvaise foi »[iii].
Ce n’est donc pas toujours une victoire y associée de la raison, car, sous cet angle, ce qui augmente le courage, augmente la responsabilité (pour reprendre Victor Hugo, à propos de liberté). Découpler ‘courage’ et ‘responsabilité’, c’est laisser choir ou dériver ce courage vers l’irresponsabilité, c’est le dégrader. Et cela est préoccupant au niveau des fonctions de représentation et de responsabilité. Exemple du comportement du Chef du Bataillon de Koudougou, après le coup d’Etat sanglant du 15 octobre 1987 ; on sait ce que cela a coûté à « ses » hommes et à tous les autres qui ont rusé pour le rejoindre, en confiance ; on sait ce que cela a coûté à la ville même et à l’ensemble du pays. A posteriori (c’est toujours a posteriori que ça se comprend, d’où l’inconvenance d’un jugement de valeur), pour courageux que ce fut, c’est un « courage » qu’il aurait mieux valu ne pas exprimer comme il l’a été ou interprété[iv]. En ces moments qu’on pense importants, on se doit de responsabiliser le courage et d’encourager la responsabilité, en particulier pour les représentants divers, ceux qui agissent ou s’expriment au nom de…
Pour terminer…
Sur une échelle ‘buffle’ à ‘crapaud’, il ne faut pas se prendre pour l’un quand on est l’autre (ou vice versa), parce que le crapaud ne gagnerait son « combat » que s’il a une bonne stratégie de crapaud, pas de buffle. Parmi les exigences AIF actuelles, le possible immédiat est le retrait des troupes étrangères de « notre » lutte contre le terrorisme, et l’endossement, par nous, de toute implication possible. C’est un défi pour lequel on ne peut jamais être prêt, péremptoirement. La dynamique est imprévisible, pouvant réserver des surprises favorables. C’est le souhait ! Mais comment éluder l’interpellation, où en sommes-nous, quand on voit le peu de solennité et d’enthousiasme dans l’enrôlement annoncé de volontaires ? Quand on sait que la plupart des organisations qui exaltent l’AIF se sont toujours démarquées de toute initiative, étatique ou pas, qui ne serait pas sous leur « commandement » ? Cela changerait-il dans la guerre contre le terrorisme ? Car, c’est bien de cela qu’il s’agit, dans l’immédiat, et hors discours, conférences et meetings.
Alors, où nous situons-nous et quelles ruses et implications stratégiques souveraines vis-à-vis de nos équations du moment (terrorisme, violence intergroupes et dette de justice) ? Voilà ce que nous devons affronter, avec obligation de résultat.
[i] Voir « Vivre ensemble, au-delà du slogan », p. 114.
[ii] Voir aussi, « Mali, peut-on sortir de l’impasse » sur http://bit.ly/2RFs0LI du 2 décembre 2019 ; « Vers un engagement de l’OTAN dans le Sahel ? » sur http://bit.ly/2qHXCFv du 2 décembre 2019.
[iii] Boris Cyrulnik, 2016 : « Ivres paradis, bonheurs héroïques ». Odile Jacob, p. 114.
[iv] Il s’agit, là, de juste mettre le doigt sur un modèle délétère d’expression de « courage » pour nourrir la réflexion, et rien d’autre.